Économie

M. Pickwick a du bon sens

Forces Nouvelles 10/12/1964

 

Depuis que le Gouvernement Travailliste a pris le pouvoir les commentaires vont leur train sur son programme. Je ne suis pas sûr pourtant qu'on ait mesuré l'ampleur et la portée de la révolution économique qu'il entreprend. Or, il interrompt, par un brusque coup d'arrêt, l'aventureuse politique des Conservateurs. Une fois de plus l'Angleterre nous aura offert le spectacle d'une « droite » audacieuse et d'une « gauche » plus rassie. N'est-ce pas l'honneur de ce pays que sa politique sociale ait été l’œuvre des  Tories, tandis que le Labour savait parfois opérer des redressements financiers ?

Car la politique économique à laquelle met fin l'expérience travailliste était aventureuse. Pour maintenir le Commonwealth, - certain diront son fantôme – les conservateurs immolèrent leur industrie de biens de consommation. Ils la sacrifièrent à la fois aux préférences impériales (ou aux mercantis esclavagistes de Hong Kong) et à une industrie lourde de biens de production, considérée comme plus digne de pays « évolués ». L'industrie légère, faute de protections tarifaire ou quantitative sérieuses, était abandonnée aux « sous-développés ». Ainsi vit-on cette Grande-Bretagne qui, au XIXe siècle, inonda des cotonnades de Manchester le monde entier, importer 40% de son propre habillement.

En France, l'imitation de cette politique fut prônée par des professeurs et des économistes. Son allure audacieuse les séduisait. Dans notre pays, on paraît éprouver toujours un sentiment d'émulation au spectacle d'Hercule allumant son propre bûcher. L'anglomanie faisait le reste. Cette politique britannique méritait-elle les éloges qu'ainsi lui décernèrent de bons esprits ? Une certaine expérience de l'Histoire apprend que les peuples commettent inlassablement les mêmes erreurs. Au XIXè siècle, selon un procédé identique, l'Angleterre a immolé son agriculture au bénéfice des son industrie et au nom de la mystique libre-échangiste. Au XXè, elle a reconstitué son agriculture à coups de milliards. Depuis la guerre, elle a, dans les mêmes conditions, sacrifié son industrie de biens de consommation. Avec les Travaillistes, et derrière une barrière douanière nouvelle l'Angleterre la reconstitue.  

L'équilibre économique d'un pays développé repose, en effet, sur trois piliers. On n'en peut supprimer aucun sans danger. Il faut, pour la santé économique, un certain rapport entre l'industrie des biens de production, celle des biens de consommation et l'agriculture sinon le pays devient vulnérable à toute crise. En outre, quand on considère l'industrie « légère » comme plus adaptée aux pays non développés, c'est à dire qui manquent de personnel qualifié, ne montre-t-on pas beaucoup d'ignorance ? C'est ne pas connaître, en effet, la révolution technique des dernières années. Une industrie naguère réputée simple, comme le textile, peut être valablement présentée aujourd'hui  comme une branche particulièrement délicate de l'industrie chimique, tant la chaîne et la trame entrecroisées (d'une fibre souvent artificielle, donc chimique au moins en mélange) doivent subir de subtiles métamorphoses avant d'être le tissu que nous portons. Je ne suis pas sûr qu'à notre époque, certaines industries lourdes ne soient pas plus accessibles au Tiers-Monde que celle des biens de consommation.

La nouvelle politique économique de l'Angleterre a donc le mérite d'opérer une démystification. Elle rompt avec des simplismes auxquels par snobisme intellectuel on avait réservé bon accueil. Elle nous rappelle opportunément cette évidence qu'on n'enrichira pas le Tiers-Monde par la ruine des pays développés. Beaucoup moins qu'un revirement de doctrine, elle est une réaction du bon sens. Peut-être nuit-elle dans l'immédiat à certains de nos intérêts. Elle nous sera profitable pourtant dans la mesure où nous saurons y écouter une leçon de prudence.